De là
Nathalie Wetzel et Hervé Laurent

La peinture occidentale invente le paysage comme arrière plan des scènes historiques, mythologiques, religieuses et des portraits de commanditaires, dès l’éclosion de la Première Renaissance. Plus tard, lorsque le paysage devient le sujet principal de la peinture, il ne se rapproche pas pour autant de nous. De là on voit un petit pan de mur jaune à Delft, des pâtres antiquisants flâner dans une campagne romaine dont la verdure se patine de vieil or à la tombée du jour, les plages de Normandie où s’animent au bord des vagues des figurines endimanchées qui se découpent sur un ciel laiteux, l’ultime éclat du jour recueilli à la surface des étangs qui tendent au voyageur solitaire l’image renversée et démultipliée d’une étendue de ciel limpide, le bleu violacé et comme sonore d’une mer agitée dont l’écume poudroie dans le soleil et le vent...
Walter Benjamin écrit à propos de notre attachement au paysage qu’il coagule en images pâlies, produites par la magie noire de la sentimentalité. Pourtant il y voit aussi un obscur défi lancé au savoir. Il précise : Voici ce que veut le rêveur abîmé dans le paysage (...), il veut nier [le savoir] pour s’abandonner aux images auprès desquelles trouver la paix, l’éternité, le calme, la durée. Un moustique qui bourdonne à ses oreilles, un coup de vent qui le fait frissonner, toute proximité qui l’atteint le convainc de mensonge mais tout lointain reconstruit son rêve1.
Le sentiment du paysage est donc, pour Benjamin, un défi philosophique. Et comme souvent, dans son œuvre, nous nous apercevons que la réflexion philosophique accompagne l’expérience intime, qu’elle est appelée à en répondre. Et ce ne sont sûrement pas la stabilité ni l’équilibre ni l’harmonie qu’il recherchait dans le paysage, mais l’impétuosité, l’élan qui font que dans sa pensée rien ne se fige jamais en résultat.
Le travail que nous nous proposons de présenter à Cerbère occupera une suite de 6 panneaux d’affichage d’égales dimensions (120 x 160cm), se faisant face, trois par trois, dans le passage souterrain d’accès aux quais de la gare ferroviaire. Il sera composé de dessins en noir et blanc, réalisés à partir de photographies de paysages. Un panneau (peut-être plus) sera exclusivement réservé à un montage de textes autobiographiques de Walter Benjamin qui abordent la question du paysage et en décrivent certains. De là, on ne peut faire autrement que de voir la suite d’éléments distribués par la syntaxe comme s’ils s’ordonnaient à partir d’un point de vue. A cette mise en scène du paysage à travers une logique panoramique répond, dans la suite des dessins, un rapport au motif beaucoup plus malaisé, en ce qu’il a perdu sa charge d’évidence. Autant les dessins figurent d’hypothétiques paysages, autant ils procèdent également à leur défiguration, et cela par l’emploi exclusif du noir et blanc, les jeux du clair-obscur qui peut être parfois inversé, le morcellement des parties, leur possible remontage et un affaiblissement concerté de l’ordonnance perspective.
La puissance évocatrice du langage présente au lecteur une réalité différée mais irréfutablement familière. Le dessin propose au regardeur une expérience dans laquelle l’immédiate et brutale présence des formes retarde indéfiniment leur identification, celle-ci restant comme enrayée par le traitement du motif. De là, deux approches de la question du paysage, ni irréconciliables ni réconciliées, sont proposées au libre jeu de la pensée et de l’émotion de qui les côtoie, avec — du moins est-ce ainsi que nous les avons conçues — le souci de répondre à l’indomptable sauvagerie de la philosophie de Benjamin. Alors que tout près d’ici, ne trouvant plus dans le monde qu’il tentait de fuir aucune issue, Walter Benjamin mit fin à ses jours pour échapper, au moins, à la scélératesse des hommes, de là, comme d’un belvédère, le paysage de sa pensée s’offre toujours à la vue.


1 Walter Benjamin, «mai juin 1931», Ecrits autobiographiques, Christian Bourgois, 1990

De là
Nathalie Wetzel et Hervé Laurent

La peinture occidentale invente le paysage comme arrière plan des scènes historiques, mythologiques, religieuses et des portraits de commanditaires, dès l’éclosion de la Première Renaissance. Plus tard, lorsque le paysage devient le sujet principal de la peinture, il ne se rapproche pas pour autant de nous. De là on voit un petit pan de mur jaune à Delft, des pâtres antiquisants flâner dans une campagne romaine dont la verdure se patine de vieil or à la tombée du jour, les plages de Normandie où s’animent au bord des vagues des figurines endimanchées qui se découpent sur un ciel laiteux, l’ultime éclat du jour recueilli à la surface des étangs qui tendent au voyageur solitaire l’image renversée et démultipliée d’une étendue de ciel limpide, le bleu violacé et comme sonore d’une mer agitée dont l’écume poudroie dans le soleil et le vent...
Walter Benjamin écrit à propos de notre attachement au paysage qu’il coagule en images pâlies, produites par la magie noire de la sentimentalité. Pourtant il y voit aussi un obscur défi lancé au savoir. Il précise : Voici ce que veut le rêveur abîmé dans le paysage (...), il veut nier [le savoir] pour s’abandonner aux images auprès desquelles trouver la paix, l’éternité, le calme, la durée. Un moustique qui bourdonne à ses oreilles, un coup de vent qui le fait frissonner, toute proximité qui l’atteint le convainc de mensonge mais tout lointain reconstruit son rêve1.
Le sentiment du paysage est donc, pour Benjamin, un défi philosophique. Et comme souvent, dans son œuvre, nous nous apercevons que la réflexion philosophique accompagne l’expérience intime, qu’elle est appelée à en répondre. Et ce ne sont sûrement pas la stabilité ni l’équilibre ni l’harmonie qu’il recherchait dans le paysage, mais l’impétuosité, l’élan qui font que dans sa pensée rien ne se fige jamais en résultat.
Le travail que nous nous proposons de présenter à Cerbère occupera une suite de 6 panneaux d’affichage d’égales dimensions (120 x 160cm), se faisant face, trois par trois, dans le passage souterrain d’accès aux quais de la gare ferroviaire. Il sera composé de dessins en noir et blanc, réalisés à partir de photographies de paysages. Un panneau (peut-être plus) sera exclusivement réservé à un montage de textes autobiographiques de Walter Benjamin qui abordent la question du paysage et en décrivent certains. De là, on ne peut faire autrement que de voir la suite d’éléments distribués par la syntaxe comme s’ils s’ordonnaient à partir d’un point de vue. A cette mise en scène du paysage à travers une logique panoramique répond, dans la suite des dessins, un rapport au motif beaucoup plus malaisé, en ce qu’il a perdu sa charge d’évidence. Autant les dessins figurent d’hypothétiques paysages, autant ils procèdent également à leur défiguration, et cela par l’emploi exclusif du noir et blanc, les jeux du clair-obscur qui peut être parfois inversé, le morcellement des parties, leur possible remontage et un affaiblissement concerté de l’ordonnance perspective.
La puissance évocatrice du langage présente au lecteur une réalité différée mais irréfutablement familière. Le dessin propose au regardeur une expérience dans laquelle l’immédiate et brutale présence des formes retarde indéfiniment leur identification, celle-ci restant comme enrayée par le traitement du motif. De là, deux approches de la question du paysage, ni irréconciliables ni réconciliées, sont proposées au libre jeu de la pensée et de l’émotion de qui les côtoie, avec — du moins est-ce ainsi que nous les avons conçues — le souci de répondre à l’indomptable sauvagerie de la philosophie de Benjamin. Alors que tout près d’ici, ne trouvant plus dans le monde qu’il tentait de fuir aucune issue, Walter Benjamin mit fin à ses jours pour échapper, au moins, à la scélératesse des hommes, de là, comme d’un belvédère, le paysage de sa pensée s’offre toujours à la vue.


1 Walter Benjamin, «mai juin 1931», Ecrits autobiographiques, Christian Bourgois, 1990